De jolies flammes papillon dans le film Gaslight

Introduction du film de 1944, avec un bec à flamme plate typique de la deuxième moitié du XIXe siècle.
1944’s movie introduction showing a typical flat open flame from the Victorian era.

S’il est un film que tout amateur d’éclairages anciens se doit d’avoir vu, c’est bien Gaslight (« bec de gaz » en anglais), ou Hantise dans sa version française. Deux versions produites par la Metro-Goldwyn-Mayer se sont succédées dans les années 40. La première (réalisée par Thorold Dickinson) est sortie en 1940, avant que la MGM ne tente d’en faire disparaître toutes les copies pour éviter toute concurrence avec la deuxième version de 1944 (réalisée quant à elle par George Cukor).

Introduction de la première version de 1940 et son gros plan sur la flamme. La pression du gaz un peu trop forte fait apparaître ces « cornes » aux bords de la flamme.
First 1940′s version introduction. The gas is turned on too full so the flame has two side ‘horns’.

Chacune des deux versions a ses partisans : j’ai personnellement préféré la première pour la froideur de son ambiance, presque cauchemardesque et sans issue, alors que d’autres préfèrent le jeu plus subtil (mais plus mièvre aussi) de la seconde.

Ingrid Bergman regardant le lustre à gaz de sa chambre (Gaslight, 1944).
Ingrid Bergman looking at her gas chandelier (Gaslight, 1944).

Mais les deux films se rejoignent dans les décors très fidèles de l’époque victorienne et la mise en scène réussie du gaz d’éclairage, qui se présente comme un acteur à part entière. Alors que les films actuels montrent une flamme très instable (donc très graphique), Gaslight utilise le gaz de houille de l’époque et nous permet de voir à quoi ressemblait un bec « papillon » (flamme plate et large obtenue grâce à une fente horizontale) ou un bec « Manchester » (constitué de deux orifices qui se font face et forment une flamme plus écrasée et plus verticale).

Le bec à flamme plate était le bec universel dès la généralisation du gaz de ville dans les années 1820 (et jusqu’en 1892 lorsqu’a été introduit le bec Auer à manchon incandescent, très lumineux et bien plus économique, souffrant toutefois d’une lumière verdâtre peu flatteuse). Aussi bien les salons que les cuisines, les corridors, les usines ou encore les réverbères en étaient pourvus, malgré la concurrences d’autres dispositifs plus efficaces mais aussi plus complexes et plus coûteux.

Flammes plates « papillon » typiques de becs au gaz de houille (Gaslight, 1944).
Coal gas batswing flames (Gaslight, 1944).

La flamme papillon ou Manchester n’était pas toujours très stable (surtout dans les courants d’air), mais ces luminaires (dont l’intensité était comparables à une ampoule moderne de 15 – 25 watts) étaient simples et élégants, plus puissants que les lampes à huile, mais surtout… sans aucun entretien!

Applique à gaz (Gaslight, 1944).
Gaslight bracket (Gaslight, 1944).

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Genouillère à gaz dans la cuisine de la maison, l’éclairage fonctionnel par excellence : les deux bras sont mobiles et permettent de déplacer la flammes (Gaslight, 1944).
Mobile and functional fixture in the kitchen, with two arms so that you can move the flame close to your task (Gaslight, 1940).

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Large flamme papillon de réverbère (Gaslight, 1940).
Large batswing flame in a street lamp (Gaslight, 1940).

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Un autre exemple de bec papillon avec une flamme plus large (et un peu moins fixe) que les exemples précédents (Gaslight, 1940).
A batswing flame, showing some flickering due to its relatively large shape (Gaslight, 1940).

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Deux niveaux de flammes : normales et en légère surpression (Gaslight, 1940).
Normal flames then with too much pressure (Gaslight, 1940).

Si on est attentif, on remarque aussi la forme particulière des flammes dans la première version de Thorold Dickinson  : deux petites « cornes » sont bien visibles de part et d’autre de la flamme — en particulier dans le générique de début. Il s’agit en fait d’un artefact bien connu à l’époque du gaz de houille : lorsque la pression était un peu trop élevée, la flamme perdait en fixité et ces cornes apparaissaient. La scène de music-hall (voir ci-dessus) le montre clairement : lorsque la rampe de gaz s’illumine, les flammes en éventail s’élargissent.

Un article de 1894 (voir ci-dessous) l’illustre tout aussi bien et recommande à ses lecteurs de toujours maintenir une pression adéquate à la sortie du bec, faute de quoi le gain de lumière est minime par rapport à la consommation accrue de gaz..

Flammes correctes (en haut) et en surpression (en bas) selon que l’on tourne plus ou moins le robinet (The Manufacturer and Builder, février 1894)
Correct and bad flame shapes depending on gas pressure (The Manufacturer and Builder, Feb. 1894).

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Une lampe à pétrole dans le salon également équipé de plusieurs becs de gaz (Gaslight, 1940).
Kerosene lamp (also called coal oil lamp) in the living room that is also equipped with the gas fixtures shown above (Gaslight, 1940).

Les deux films intègrent aussi un usage méconnu du grand public : dans les salons bourgeois et malgré ses grands avantages, le gaz de ville côtoyait les lampes « traditionnelles » à huile végétale et à pétrole jusqu’à la généralisation de l’électricité au début du XXe siècle.

Les raisons de la présence de ces lampes pourtant moins efficaces et moins commodes étaient multiples :

  • les lampes à huile et à pétrole offraient de nombreux choix de réservoirs ouvragés et d’abats-jour en tissu et dentelles — là où l’applique et le lustre à gaz paraissaient moins richement décorés; certaines lampes (notamment de type Carcel, avec une véritable pompe à huile miniature et un mécanisme d’horlogerie) constituaient même de véritables « meubles de familles » qu’on était fier d’exposer et d’allumer;
  • alors qu’un guéridon supportait parfaitement une lampe à pétrole, les becs de gaz étaient tributaires des tuyauteries et se montaient donc soit aux murs, soit aux plafonds : si on voulait travailler au milieu du salon, une bonne lampe à pétrole avec son abat-jour restait le plus pratique;
  • le gaz était accusé d’abîmer dorures et tissus et son éclat était perçu comme dur : c’était  la lumière industrielle issue de la lointaine usine, peu tangible et presque inquiétante, par opposition à la fidèle flamme plus fixe et plus douce de l’huile puis, par extension, du pétrole.

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Lampe à huile dite « à modérateur » et son abat-jour typique des salons de l’époque (Gaslight, 1944).
Vegetable-oil moderator lamp (Gaslight, 1944).

Catalogue français montrant ce type de lampe.
French period catalogue showing a moderator lamp and its accessories.

Bref, deux films pour le prix d’un DVD — et pour chacun, un soin indéniable apporté aux décors et luminaires victoriens.

Pour aller plus loin :

Et bonus : vidéo de démonstration de flammes extrêmement fidèles à ce qu’elles étaient à l’époque (par Uxsliving).